[lecture linéaire n°2] – Les Fleurs du Mal (1857), XXXIX “Une Charogne”, Charles Baudelaire
Une Charogne
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
[…]
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Introduction :
Accroche/présentation de l’auteur et du recueil
Poète majeur, situé à la charnière du XIXe siècle, entre l’héritage du Romantisme, le Parnasse (et la théorie de l’Art pour l’Art défendue notamment par Théophile Gautier) et les nouvelles avant-gardes poétiques (Le Symbolisme).
Poète singulier : sa poésie reflète un héritage classique (perfection formelle de l’alexandrin ; motif parfois traditionnel, comme le memento mori, les références mythologiques) qu’il confronte à des thèmes ou des images inédits, jusqu’ici proscrits (le macabre, la putréfaction, la bestialité). Ce faisant, il valorise une esthétique du choc, de la confrontation brutale par laquelle il entend faire jaillir la beauté du mal.
Poète scandaleux, qui se plaît à surprendre, à détourner, à étonner. La parution des Fleurs du Mal, qu’il emploie près de 15 ans à composer, suscite de vives critiques et lui vaut un procès puis une condamnation pour “outrage à la morale publique et religieuse” (été 1857).
Présentation de l’œuvre : œuvre principale de Baudelaire qui le fait connaître par son succès de scandale. Titre « mystérieux » et « pétard », associant sous forme d’oxymore, donc paradoxalement, la beauté, l’excellence, au mal à travers toutes ses manifestations (malheur, maladie physique ou morale). Aux antipodes de cette Beauté idéale, volonté d’extraire la beauté du mal, du négatif, et de l’ériger, sous ses diverses formes, en objet esthétique.
Présentation de l’extrait : place dans l’œuvre, sujet, thème
Situation : 29e poème de la section Spleen et Idéal, qui repose sur l’opposition entre le Spleen (venant de l’anglais signifiant la “rate”, organe émettant la bile noire) qui symbolise la mélancolie, la dépression, l’ennui, etc., avec l’Idéal exprimant l’enthousiasme, les forces qui élèvent, etc.
Forme : constitué de 12 quatrains alternant l’alexandrin et l’octosyllabe avec des rimes croisées. Baudelaire réactive la thématique classique et baroque du memento mori (“souviens-toi que tu vas mourir”), en érigeant le cadavre d’une créature en décomposition en objet esthétique.
Le poème : long poème qui contribua à la censure de Baudelaire et lui valut le surnom de “Prince des charognes” (référence parodique à Ronsard surnommé le “Prince des poètes”). Dans ce poème, Baudelaire s’adresse à sa muse et amante, Jeanne Duval, pour évoquer ce souvenir commun : la rencontre d’une charogne lors d’une ballade amoureuse.
Problématique/enjeux du poème
Ce poème décrit en apparence une situation traditionnelle : lors de leur promenade bucolique, Baudelaire délivre à son amante une leçon sur le thème lyrique du tempus fugit. Cette leçon s’appuie sur un objet vil et repoussant, une charogne, que le poète transforme grâce aux ressources du langage poétique. Il procède à une mise à distance de la poésie traditionnelle pour bâtir une esthétique ou un art poétique nouveau.
Comment Baudelaire parvient-il dans ce poème à métamorphoser la laideur en objet poétique ? En quoi renouvelle-t-il à travers cette métamorphose le thème traditionnel du memento mori ?
Mouvements
- V.1 à v.20 : la description de la charogne en décomposition
- V.21 à v.32 : comparaison de la charogne à la femme aimée
Conclusion :
Synthèse et réponse à la problématique
Dans ce texte provocateur et dérangeant, la description d’une hideuse charogne devient prétexte à une réinterprétation moderne du memento mori que le poète convoque au travers d’un jeu parodique avec le lyrisme traditionnel (Ronsard). Mêlant le sublime à la laideur et la mort à la passion amoureuse, la boue et l’or, Baudelaire définit les contours de son art poétique et offre à travers un hommage éternel à la femme aimée, sa beauté transitoire et éphémère.
Développement :
Mouvement 1 : la description d’une charogne en décomposition
“Une charogne” ➝ titre surprenant : corps d’un animal mort en putréfaction ; article indéfini : n’importe quelle charogne peut être décrite
- 1er quatrain : une rencontre inattendue
- “Rappelez-vous” ➝ souvenir d’une promenade amoureuse et bucolique
- “mon âme” ➝ métaphore lyrique décrivant la femme aimée
- “nous” ➝ désigne le couple du poète et de la femme aimée : parle d’un souvenir commun
- “l’objet que nous vîmes” ➝ rencontre avec un objet non défini ; utilisation du passé simple
- “beau matin”, “si doux” ➝ compléments circonstanciels de temps et de lieu : description d’un cadre champêtre et idéal
- “une charogne infâme” ➝ image brutale dans un cadre idyllique ; antithèse avec le cadre ➝ rupture lors de la rencontre amoureuse
Esthétique du choc et rupture avec la poésie lyrique traditionnelle
- 2e quatrain : description de la charogne avec personnification d’un objet sordide
- lexique corporel ➝ “ouvrait”, “jambes”, “son ventre”, “lubrique” (renvoie à la luxure)
- “cynique et lubrique” ➝ image d’une prostituée
- description olfactive ➝ “suant”, “brûlante”, “exhalaisons”
Marque alliance entre l’amour charnel et la mort ➝ Eros et Thanatos
- 3e et 4e quatrains : Alchimie poétique, éclosion d’une fleur du Mal
- champ lexical de la poésie lyrique ➝ “ciel”, “soleil”, “grande Nature”
- “Le soleil rayonnait sur cette pourriture” ➝ soleil amplifie la décomposition : dégradation de l’image du soleil (symbole de la poésie lyrique) avec une antithèse (soleil/pourriture) et une comparaison entre le soleil et un feu de cuisson
- Allégorie de la grande Nature ➝ se moque de l’image poétique de la Nature, lui rend son œuvre : une charogne
- Personnification du ciel ➝ rôle passif (différent de la norme poétique) : le ciel devient contemplateur du bas, mouvement vers le sol
- “la carcasse superbe” ➝ oxymore
- “comme une fleur, s’épanouit” ➝ comparaison de la carcasse à une fleur : rappelle le titre du recueil ; alchimie poétique
- “la puanteur était si forte” ➝ fleur associée à la puanteur : provoque un choc olfactif insoutenable, “si forte que” : hyperbole qui renforce ce sentiment
- assonance en “-eur” (“fleur“, “puanteur“)
- allitération en “r” ➝ renforce la dureté et la brutalité du passage
- “vous évanouir” ➝ perdre connaissance et disparaître
Rencontre des chocs
- 5e quatrain : association aux insectes
- pluriel qui domine ➝ souligne le grand nombre d’insectes
- lexique militaire
- “ventre putride”, “épais liquide” ➝ rime féminine : la charogne accouche d’un flot de vermine
- Allitération en “l”
La charogne prend vie sous les mouvements des insectes.
Mouvement 2 : la comparaison de la charogne à la femme aimée
- 6e et 7e quatrains : description brutale du memento mori
- utilisation de la 2e personne ➝ femme aimée devient le sujet
- “-” ➝ marque le dialogue
- “semblable à cette ordure” ➝ futur de certitude ; renforcé par le “oui” au vers 25
- “à cette horrible infection” ➝ périphrase avec comparaison vers 21 (“semblable à cette ordure”) : violence de cette dégradation inéluctable
- “étoile de mes yeux”, “soleil de ma nature”, “mon ange et ma passion” ➝ métaphores lyriques et hyperboliques : décrivent la femme aimée dans la poésie lyrique/amoureuse traditionnelle
- “ô la reine” ➝ apostrophe lyrique : Baudelaire se moque de la poésie lyrique
- “grâces” et “grasses” ➝ rime ironique : esthétique des chocs
- “Après les derniers sacrements”, “sous l’herbe et les floraisons grasses” ➝ euphémismes
- “floraisons grasses” ➝ fait le lien entre la vie et la mort
- “moisir parmi les ossements” ➝ image brusque : s’oppose aux euphémismes
- “ossements” ➝ rappelle les vanités et le memento mori
- 8e quatrain : art qui conserve éternellement l’image de la femme aimée
- “ô ma beauté” ➝ apostrophe lyrique envers la femme aimée (=”vous”)
- “alors” ➝ conclusif
- “dites à la vermine” ➝ impératif : dialogue macabre entre la défunte femme aimée et les insectes charognards ; fait de la femme aimée son porte-parole au-delà de la mort, dans l’éternité
- “Qui vous mangera de baisers” ➝ polysémique (= qui a plusieurs sens) d’expression : 1er sens ➝ embrasse ; 2e sens ➝ dévore amoureusement
- “j’ai” ➝ 1re personne : affirmation du poète ; “j’ai gardé” ➝ passé composé : action accomplie
- “forme et essence divine” ➝ image de l‘alchimie poétique : le poète a le pouvoir d’extraire de la laideur une substance supérieure
Poète fait entrer dans l’éternité de la parole poétique tout ce qui existe ici-bas. Baudelaire revendique le fait de “tirer l’éternel du transitoire”, c’est-à-dire de capter ce qui est en éternel mouvement.